Comment le « père » des contrebandiers de cigarettes irakiens a construit un empire
Le magnat irakien Nizar Hanna Nasri est au sommet d’un empire qui comprend les produits pharmaceutiques, les importations d’alcool et certains des investissements immobiliers les plus spectaculaires d’Erbil. Mais son succès est basé sur un business moins visible : le commerce mondial de cigarettes au marché noir.
POINTS CLÉS Les usines de Nizar Hanna Nasri ont acheminé des milliards de cigarettes vers les marchés noirs, du Cameroun à la Moldavie.
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Pour la plupart des Irakiens, les sanctions des années 1990 ont été un cauchemar. Mais pour Nizar Hanna Nasri, c’était une opportunité. La plupart des produits de grande consommation étant interdits, les contrebandiers pourraient faire fortune en contournant les sanctions et en acheminant des produits vers l’Irak. L’un des commerces illicites les plus lucratifs était celui des cigarettes, et Nasri était l’un des opérateurs les plus prospères.
Publiquement, c’est un baron de l’immobilier, finançant des centres commerciaux, des complexes résidentiels et des immeubles de bureaux dans la capitale kurde irakienne. Mais, en secret, il a construit une opération qui produit toujours des cigarettes..pour les marchés noirs du Moyen-Orient, en particulier l’Iran voisin. Ces produits du tabac nourrissent une industrie qui finance les milices, le crime organisé et les politiciens corrompus.
“Dans ce contexte, le commerce des cigarettes pourrait paraître une préoccupation secondaire. Il n’en est rien. Il est utilisé par tous les groupes militaires de la région, que la qualification “terroristes” n’englobe pas tous, pour financer leurs combats”, rapporte Adit, une société française de renseignement stratégique sur la contrebande dans les pays du Moyen-Orient, y compris la Syrie et l’Irak.
Nasri, de la minorité chrétienne assyrienne d’Irak, est connu comme le “père” des cigarettes contrefaites irakiennes. À partir de la fin des années 1980, il a noué des alliances avec de puissantes personnalités politiques et a monopolisé la contrebande de tabac du marché noir en Irak avant de construire un réseau d’installations pour produire ses propres marques contrefaites.
Plus tard, son entreprise s’est publiquement détournée des cigarettes pour se lancer dans l’immobilier. Mais l’infrastructure qu’il a développée dans les années 1990 et 2000 est toujours en activité. Des sources de l’industrie du tabac estiment qu’il existe aujourd’hui jusqu’à six usines de cigarettes illicites en Irak. L’OCCRP a confirmé qu’au moins trois usines de cigarettes contrefaites liées à Nasri sont toujours en activité en Irak dont une installée par un ancien éleveur de poulets.
Des rapports produits par de médias internationaux et l’Organisation mondiale de la santé, entre 1990 et 2000, ont decrit la contrebande de cigarettes du marché noir en Irak et dans la région au sens large. Nasri, cependant, n’a jamais été publiquement lié au commerce.
En s’appuyant sur des milliers de documents de renseignement d’entreprises divulgués, corroborés par des entretiens avec plus de 20 personnalités de l’industrie du tabac, des contrebandiers, et d’anciens partenaires et concurrents de Nasri, l’OCCRP a compilé l’un des portraits les plus détaillés de l’implication de Nasri dans le commerce illicite du tabac jusqu’à ce jour.
Comme de nombreux contrebandiers de cigarettes, Nasri s’appuyait sur des contrats avec les plus grandes compagnies de tabac au monde, qui l’employaient sur des marchés allant de la Biélorussie à l’Azerbaïdjan. Certaines de ses activités sont légales: sa société, European Tobacco, a produit et distribué ses propres marques de cigarettes en Afrique de l’Ouest, au Moyen-Orient, en Asie et en Europe. Y compris les marchés qu’elle est légalement autorisée à approvisionner.
Cependant, des archives publiques, des rapports confidentiels de l’industrie du tabac et des entretiens avec des anciens et actuels associés de Nasri montrent qu’il ne s’agit que d’un aspect de son activité. Selon ces sources, les mêmes chaînes d’approvisionnement sont également utilisées pour gérer un commerce en plein essor des cigarettes du marché noir dans des pays aussi éloignés comme le Cameroun et la Moldavie. Ses marques ersatz – telles que Business Club, Vigor et Président - sont vendues en Europe et dans les zones de guerre en Afrique.
Au fil des ans, Nasri s’est associé à des personnalités puissantes: l’ancien président irakien, Jalal Talabani, l’ancien président azerbaïdjanais, Heydar Aliyev ; le contrebandier burkinabè et représentant de Philip Morris, Apollinaire Compaoré et Uday, le fils de Saddam Hussein. Aujourd’hui, il reste un proche allié de la famille Barzani au pouvoir au Kurdistan irakien, avec qui il a de nombreux intérêts financiers entrelacés.
“Vous pouvez gérer ce genre d’entreprise si vous avez des relations étroites au plus haut niveau. Pas d’autre chemin.“, a déclaré à l’OCCRP un ancien conseiller économique d’un distributeur régional de tabac. Ceci pour justifier l’importance pour Nasri d’avoir des personnes puissantes, politiquement ou économiquement, dans son cercle d’amis.
En réponse à une liste détaillée de questions, un avocat représentant le groupe Nasri a nié l’implication de Nasri ou toute société qui lui est affiliée dans la contrebande ou la contrefaçon. Selon lui, de telles accusations sont “fausses” et “inacceptables”. Il a déclaré qu’European Tobacco produisait des cigarettes légitimes sous des marques légalement enregistrées et que toute contrefaçon apparente était probablement contrefaite et vendue par des tiers à leur insu.
“Nos sociétés et les actionnaires n’ont été impliqués dans aucun acte illégal et toutes leurs activités commerciales sont conformes aux lois et réglementations des pays où elles se déroulent“, a-t-il écrit. Il a en outre nié que Nasri ait utilisé ses opérations commerciales pour exercer une influence politique : “Ni les sociétés que nous possédons ni leurs actionnaires n’ont d’orientation politique ou d’affiliation à un parti armé. Ils mènent leurs affaires au grand jour et n’ont aucun privilège particulier. De plus, nos entreprises n’ont aucune relation d’affaires avec un politicien, ni à l’intérieur ni à l’extérieur de l’Irak“.
Les compagnies de tabac contactées par l’OCCRP – Japan Tobacco, British American Tobacco, Philip Morris, Imperial Brands et SEITA – ont toutes refusé de commenter l’implication de Nasri dans le trafic.
Encadré : Espions du tabacÀ la fin des années 2000, le personnel du renseignement d’entreprise travaillant pour Japan Tobacco International a rassemblé des milliers de documents sur les réseaux de contrefaçon et de contrebande de tabac de la Chine vers le Moyen-Orient. Ces documents, divulgués à l’OCCRP, identifient des personnalités clés de l’industrie et décrivent leurs activités commerciales, leurs associations commerciales et leurs relations avec les politiciens et les syndicats du crime organisé. Ils comprennent les registres de l’entreprise, documents sur les partenaires et correspondances, les copies de passeport et les briefings de nombreux informateurs. Alors que les grandes compagnies de tabac rassemblent généralement des informations d’entreprise, les résultats sont rarement divulgués aux médias. Pour corroborer les rapports, l’OCCRP a examiné les dossiers publics et interrogé des cadres supérieurs de l’industrie et d’anciens agents en Irak, au Kurdistan irakien, en Turquie, au Liban, aux Émirats arabes unis, en Jordanie et en Russie. |
Naissance d’un empire
Les années 1990 ont été une époque dorée pour les contrebandiers irakiens de la cigarette. De lourdes sanctions, imposées par les Nations Unies contre le gouvernement de Saddam Hussein après son invasion du Koweït, ont poussé à une prolifération d’itinéraires de contrebande pour acheminer des produits de base et vendre du pétrole sous embargo à l’étranger.
Né d’un bijoutier assyrien dans la ville multiethnique de Kirkouk en 1961, Nasri est architecte de profession. Dans les années 1990, les privations – et les opportunités – présentées par les conflits en Irak et l’isolement croissant l’ont attiré vers une profession complètement différente.
À l’époque, les géants du tabac faisaient régulièrement appel à des contrebandiers sous couvert de ventes « duty free » ou « transit ». Attirés par les bénéfices potentiels de marchés fermés ou sous embargo, ils ont recruté des distributeurs qui approvisionnaient certains pays légalement, mais aussi et, dans certains cas, acheminaient illégalement des cigarettes vers les États voisins. La pratique aurait diminué depuis une série de procès en Europe au début des années 2000 mais elle continue.
Les plaques tournantes locales de ce commerce comprenaient des villes côtières de Chypre et de Turquie, telles que Mersin, où la famille Nasri dirigeait au moins six entreprises. Une de ses sociétés de distribution avait des entrepôts à Mersin où des cigarettes étaient stockées pour le vente en Irak. Les commerçants de ces villes ont tiré parti des liens commerciaux transfrontaliers ayant permis de transporter des cigarettes au Kurdistan et dans d’autres parties de l’Irak, où elles ont ensuite été distribuées dans toute la région.
En 1994, le New York Times décrivait le Kurdistan irakien comme “la plus grande chambre de compensation du marché noir pour les cigarettes au Moyen-Orient“. La région est devenue tellement surapprovisionnée en produits du tabac qu’en 2002, un porte-parole du Parti démocratique du Kurdistan de la famille Barzani a déclaré au Wall Street Journal que pour justifier les volumes, “il faudrait trouver des bébés dans leur berceau qui fument“.
Nasri faisait partie d’un groupe d’hommes qui a commencé à faire fortune dans cet écosystème illicite. Bien qu’issus d’horizons divers, ils étaient unis par les liens du crime organisé, leurs liens avec les communautés de la diaspora, créés par des années de bouleversements, et leur grande tolérance du risque. “À l’époque de Saddam, il n’y avait personne d’Occident [travaillant sur ces marchés]. Il y avait un gros embargo. Il n’y avait même pas de banques“, a déclaré à l’OCCRP, Hulusi Kaymaz, un ancien partenaire de Nasri basé à Mersin.
La famille Nasri est entrée dans le commerce au bon moment, créant Golden Universal, Inc., en 1987, pour gérer les transactions à partir de Mersin. C’est seulement quelques années avant le début de la guerre du Golfe. À partir de là, leurs activités n’ont cessé de se développer. En 1995, ils ont fondé à Mersin, Dolphin Foreign Trade Limited. Cette nouvelle société a signé un accord avec la société française de tabac, SEITA, pour approvisionner les États de l’ex-Union soviétique, l’Irak, l’Iran, la Turquie, la Bulgarie et les Émirats arabes unis. Des documents de l’industrie publiés dans le cadre d’un procès indiquent que les marques britanniques Imperial Brands (anciennement connu sous le nom d’Imperial Tobacco Group) et British American Tobacco l’ont également approché.
À la fin des années 1990, Nasri distribuait des milliards de cigarettes par an sur un mélange de marchés légaux et illégaux, selon un contrat et des documents de l’industrie divulgués vus par l’OCCRP. Un rapport interne de Japan Tobacco de 2009 a estimé le nombre à 10 milliards par mois. Il n’a pas été possible pour l’OCCRP de confirmer cela. Il est difficile de déterminer combien Nasri a gagné grâce au commerce, mais les estimations de sa part suggèrent qu’il gagnait des millions – peut-être des dizaines de millions – de dollars par an.
Trois anciens associés ont décrit Nasri comme étant réservé, poli et bien éduqué. Les publications de sa famille sur les réseaux sociaux offrent un portrait d’un style de vie raffiné, avec sa mère célébrant Noël dans un salon au sol en marbre et son fils achetant une McLaren 720S, d’une valeur de plus de 250 000 dollars. Mais des documents examinés par l’OCCRP laissent percevoir qu’il pourrait également être agressif dans la défense de ses intérêts.
En 2006, la SEITA a intenté une procédure d’arbitrage contre lui devant le Cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale de Genève, dans le cadre d’un différend commercial de plusieurs années. Un document soumis à la Cour international d’arbitrage fait état d’allégations contre Dolphin, notamment de faux, et de lancement d’une campagne de dénigrement contre la SEITA.
La SEITA avait tenté d’exclure Nasri de ses opérations locales au profit de son partenaire, un Irakien du nom de Tareq Al-Hasan. En représailles, des documents d’arbitrage allèguent que Nasri a falsifié des documents pour demander aux autorités d’Erbil de saisir les importations locales de cigarettes de la SEITA.
Selon un document de la Cour international d’arbitrage, les deux parties ont affirmé que plus de 97 millions de dollars étaient en litige. Après des années de litige, l’instance arbitrale s’est rangée du côté de la SEITA, ordonnant à Dolphin de payer les dommages et les dépens. Un autre document, soumis par des responsables de la sécurité à Kirkouk, suggère que Nasri a tenté de soudoyer un expert irakien censé peser sur son cas. Un rapport de Japan Tobacco a en outre révélé que Nasri était accusé de nier avoir fait de fausses déclarations pour diffamer la SEITA pendant leur différend. Imperial Brands, qui a acheté SEITA en 2008, et Nasri ont tous deux refusé de commenter l’affaire.
D’étranges compagnons de lit
Même avant ces incidents, Nasri s’était montré disposé à faire passer les considérations commerciales avant les rivalités politiques et ethniques. À la fin des années 1990, le cercle de ses partenaires comprenait non seulement des membres de la famille Barzani au pouvoir au Kurdistan irakien, mais aussi le fils du président irakien Saddam Hussein, contre lequel les Kurdes avaient lutté pendant des années. Ce conflit a tué des dizaines de milliers de personnes.
Les documents montrent que Nasri et ses partenaires ont utilisé la Kani Commercial Company en cherchant à monopoliser la chaîne d’approvisionnement en cigarettes au Kurdistan irakien, pour se rendre ainsi indispensable à toute entreprise de tabac qui souhaitait y faire des affaires.
Kani Commercial se trouve brièvement mentionnée dans un article du Wall Street Journal et une revue universitaire Duhok de 1998 sur les entreprises monopolistiques au Kurdistan, mais la société n’est pratiquement pas présente dans les archives publiques. Les dossiers internes, les factures et la correspondance obtenus par l’OCCRP montrent qu’il était basé à Dohuk et facturait des dépenses à European Tobacco, tout en recevant une part des bénéfices de l’une des autres opérations de Nasri.
Ses partenaires à Kani comprenaient l’homme d’affaires Saed Barzani, comme l’indiquent selon des documents internes à l’entreprise dans les documents obtenus par l’OCCRP. Andreas Koutroukides, devenu directeur exécutif général du conglomérat Eagle Group de Saed Barzani, fondé en 2004, a déclaré à l’OCCRP que Saed était le bailleur de fonds de la famille de Nechirvan.
En réponse aux questions de l’OCCRP, un avocat de Nechirvan Barzani a déclaré qu’il “rejette dans les termes les plus forts possibles toute allégation ou inférence d’acte répréhensible” et a suggéré que des “agents externes” utilisaient l’OCCRP comme proxy pour des attaques politiques contre Barzani.
“Le bureau du président est conscient d’une campagne coordonnée par ceux qui s’opposent à sa politique pour initier et déployer des allégations désobligeantes et fausses dans le domaine public pour des raisons politiques“, a écrit l’avocat. Saed Barzani est décédé en 2019. Son frère, nommé vice-président d’Eagle Group, n’a pas répondu aux questions envoyées par e-mail.
L’association de Nasri avec Saed a commencé à la fin des années 1990 lorsqu’il l’a embauché, lui et ses deux frères, Sardar et Sarfar, pour travailler dans les activités d’European Tobacco à Athènes, selon un rapport de Japan Tobacco. Avant cela, les frères n’avaient aucune expérience claire sur l’industrie du tabac. Ils ont passé des décennies aux États-Unis, où leur entreprise était un restaurant TGI Friday’s à Alexandria, en Virginie.
Encadré : La connexion NechirvanLes documents examinés par l’OCCRP ont révélé de multiples liens entre Nechirvan Barzani et Nasri. Une liste des dépenses déposée par des informateurs de Japan Tobacco a montré que deux des sociétés de Nasri, European Tobacco et Nasri Group, avaient payé des téléphones portables et fait des dépenses liées à une Cadillac aux Émirats arabes unis au profit de Nechirvan, en 2004 et 2005. Ce qui semble être des paiements en espèces pouvant atteindre 25 000 dollars. En 2003, Saed Barzani a acheté une villa de 9 384 mètres carrés près du siège de l’agence centrale de renseignement américaine (CIA) à Langley, en Virginie, pour 7 millions de dollars, selon les registres de propriété américains. Les rapports de Japan Tobacco ont permis de savoir que l’argent provenait de son implication dans le commerce de cigarettes de Nasri. Deux ans plus tard, il a transféré le manoir sans frais à une femme nommée Nabila Mustafa, qui semblait être l’épouse de Nechirvan Barzani. Les archives publiques montrent également que le frère de Nechirvan, Barez Barzani, a utilisé l’adresse de la villa pour un bureau d’entreprise en 2018. |
Avec le soutien de Nechirvan, Kani a pu monopoliser les importations de cigarettes dans la région. Il a pris entre 9 et 30 dollars pour chaque “caisse principale” de 10 000 cigarettes. Chaque caisse avait une valeur marchande d’environ 250 dollars, selon deux des anciens associés de Nasri.
Un rapport de Japan Tobacco note que Kani avait collecté l’argent comme “taxe de transit”, rendant à la fois Nasri et les Barzanis “très riches”. Deux cadres supérieurs du tabac en Irak estiment que le monopole rapportait entre 150 et 200 millions de dollars par an. En 2008, un analyste de Japan Tobacco a décrit Nasri et les Barzanis comme étant “si étroitement liés financièrement qu’ils ont besoin l’un de l’autre pour réussir dans le nord de l’Irak”.
C’est dans ce contexte que Nasri a commencé à travailler avec le fils aîné de Saddam Hussein, Uday, selon des documents judiciaires et rapports dans les médias. Uday avait pris sa propre part des importations de cigarettes en Irak depuis 1995. Il a supervisé une clique d’élite de marchands de tabac irakiens dont les partenaires de Nasri, Tareq Al-Hasan et Waheb Tabra, qui est devenu plus tard une figure clé de ses opérations. Le Wall Street Journal de 2002 a révélé qu’Uday gagnait environ 10 millions de dollars par an grâce au commerce. Mais selon des dirigeants du tabac en Irak, ce chiffre serait peut-être plus proche de 20 millions de dollars.
Dans le cadre de cet accord, Nasri a introduit, par contrebande, des cigarettes au Kurdistan irakien, contournant ainsi l’embargo de l’ONU, puis les a envoyées vers le sud où des commerçants, dont Hasan, ont supervisé leur distribution dans le reste de l’Irak.
Le renversement de Saddam en 2003 et la mort d’Uday lors d’une fusillade avec les troupes américaines à Mossoul en juillet de la même année ont mis fin à l’accord. Mais rien de tout cela n’a ralenti les affaires de Nasri. Au contraire, elles ont commencé à prospérer comme jamais.
Encadré: Alliés à l’étrangerPour construire son réseau international, Nasri a conclu des alliances avec un large éventail de passeurs, de criminels et de politiciens de haut niveau. En Afrique de l’Ouest, European Tobacco approvisionnait les marchés noirs par l’intermédiaire de négociants basés au Cameroun, en collaboration avec un ancien employé de la multinationale française SEITA et un distributeur de British American Tobacco. Selon un directeur d’une société de recherche ayant analysé la contrebande de cigarettes pour Philip Morris, a déclaré que les marques de l’entreprise ont été trouvées au Mali et au Bénin. De ces pays, elles ont été transportées en Libye et en Algérie par le long des routes de contrebande qui ont financé des groupes militants régionaux. Un partenaire de premier plan était Apollinaire Compaoré, magnat burkinabè et agent officiel de Philip Morris en Afrique de l’Ouest depuis 1996. Les précédents reportages de l’OCCRP ont révélé comment ce président du Conseil national du patronat du Burkina Faso a trafiqué des milliards de cigarettes à travers le Sahel, alimentant le crime organisé et les conflits. Des rapports de Japan Tobacco montrent que Compaoré a également introduit en contrebande des cigarettes pour European Tobacco au Nigeria via la ville portuaire de Malabo en Guinée équatoriale. Une lettre de Compaoré, datée de 2007 a révélé que les relations entre lui et Alain Couperie, un ancien employé de la SEITA qui s’occupait des affaires de Nasri en Afrique, n’étaient pas toujours harmonieuses. L ‘entreprise de Compaoré était « extrêmement déçue par European Tobacco », lit-on dans la lettre. “En fait, nous trouvons votre attitude totalement non professionnelle et inquiétante pour les futures transactions commerciales“, précise le courrier. La relation a pris fin en 2011 en raison d’un “manque de performances commerciales“, a confié Couperie. Un avocat de Compaoré a déclaré aux journalistes que son client n’avait aucun lien avec Nasri, Couperie ou European Tobacco. Nasri s’est également fait des amis puissants en Azerbaïdjan, où il dirigeait l’ancien monopole d’État sur les cigarettes sous le nom de European Tobacco Baku. Lors de l’ouverture de l’usine reconstruite, en 2000, l’ancien président de l’époque, Heydar Aliyev, a rappelé comment il avait “personnellement” accepté European Tobacco dans le pays, et comment des “groupes mafieux” s’étaient précédemment emparés de l’usine pour leurs propres intérêts. European Tobacco Baku a ensuite acheminé des milliards de cigarettes, légales et illégales, sur les marchés d’Azerbaïdjan, le Nigeria et l’Iran, renseignent des informateurs de Japan Tobacco et British American Tobacco. Un dossier de Japan Tobacco indiquent en outre que la société a déjà géré et participé à l’opération de contrefaçon de Nasri dans le nord de l’Irak. Même après la mort d’Aliyev en 2003, l’entreprise est restée liée à l’élite azerbaïdjanaise. Jusqu’en 2017, elle était présidée par Rufat Guliyev, un éminent député. Ni Aliyev ni Guliyev n’ont répondu aux questions des journalistes. Des documents bancaires divulgués dans le rapport de l’OCCRP sur l’Azerbaïdjan Laundromat montrent également qu’en 2013, la société mère de European Tobacco Baku, basée dans les îles Vierges britanniques, a reçu des paiements de plus de 3 millions de dollars de Polux Management LP, une société écran britannique impliquée dans le système complexe de blanchiment d’argent. Fonds qui a géré 2,9 milliards de dollars sur une période de deux ans pour les membres de l’élite dirigeante du pays. |
Contrefaçons et groupes militants
Après la mort d’Uday, Nasri a profité du chaos en Irak pour monter sa propre opération de contrefaçon. Il a produit des marques internationales contrefaites telles que Marlboros et Rothmans, ainsi que des marques iraniennes populaires, notamment Bahman et Farvardin, destinés aux marchés de la Jordanie, de l’Irak, de l’Iran, de l’Azerbaïdjan, de la Turquie et du Liban, révèlent des sources de l’industrie du tabac et des rapports de renseignement d’entreprise.
Au fil du temps, l’Iraq lui-même est passé d’un pays de transit, où les produits du tabac n’étaient pour la plupart passés en contrebande que dans les pays voisins, à une source principale de cigarettes de contrebande. Ce fait a été souligné par un nombre croissant de saisies à la frontière turque, où les autorités s’inquiétaient des commissions prélevées par le Parti des travailleurs du Kurdistan ou PKK, contre lequel Ankara se battait depuis des décennies.
C’était une entreprise lucrative, selon un ancien employé de la société de tabac basée au Royaume-Uni, Gallaher Group, qui a passé un entretien pour un emploi chez Nasri. “Une caisse de 10 000 Marlboros est légère comme une plume et a une valeur marchande de 1 500 dollars à plus de 10 000 dollars selon le niveau de développement du pays consommateur et les taxes d’accise“, a-t-il déclaré à l’OCCRP. “Un camion chargé de ces caisses n’est qu’un camion chargé d’argent“, déclare-t-il.
Koutroukides a estimé que l’opération de contrefaçon de Nasri, baptisée « Abkazia », rapportait entre 500 000 et un million de dollars par jour vers 2004. La Compagnie du Moyen-Orient pour la reconstruction et l’investissement, ou MECRI, une société de cigarettes et de construction, associée à l’opération, a autorisé 700 millions de dollars par an, selon un prospectus de 30 pages sur les projets de Nasri et Saed Barzani de 2008 publié par le groupe Eagle, une société liée à Barzani.
Les produits du commerce illicite du tabac finissent souvent entre les mains de réseaux criminels organisés, de paramilitaires et d’insurgés de tous les horizons politiques, parfois sous la forme de frais de transit le long des itinéraires de contrebande. Un rapport de 2015 du Centre d’analyse du terrorisme, basé à Paris, note que la contrebande de cigarettes du territoire kurde vers les zones détenues par l’État islamique permettait “probablement” au groupe islamiste d’extraire des péages du commerce. Des paramilitaires chiites en auraient également profité.
Il est difficile d’estimer le montant de l’argent du commerce de Nasri qui finance les groupes militants. Mais selon un dossier de Japan Tobacco une “partie substantielle” des contrefaçons de l’opération Abkazia a été introduite clandestinement en Iran “avec la complicité et le soutien des peshmergas”, des forces militaires de la région kurde, diverses autres “milices” et peut-être des groupes d’insurgés actifs dans la région frontalière, ainsi que des forces de sécurité corrompues. Il ressort du même dossier que Nasri et Tabra, son partenaire, auraient “payé des frais à un ou plusieurs de ces groupes afin de protéger leurs envois à travers le pays“.
L’OCCRP a pu identifier quatre installations – deux actives, deux inactives – affiliées à l’exploitation de Nasri dont une sur le territoire d’une ancienne ferme de poulets près du fleuve Tigre, à l’extérieur de Dohuk. Un rapport d’une multinationale du tabac, rivale de Japan Tobacco, a déclaré que l’installation d’élevage de poulets était toujours active en 2019. Des sources de l’industrie du tabac affirment que l’usine était liée à Tabra en 2018 et fonctionnait sous le contrôle des Barzanis.
Une usine sœur à Erbil a été mentionnée dans un contrat de location de 2008 et une autre près de Dohuk a été aussi mentionnée dans un contrat de location de 2008 dans lequel Nasri a cédé une grande partie de la gestion de l’opération Abkazia à son partenaire commercial Tabra, ainsi que 40 % des bénéfices. Une autre usine sœur, située près de l’ancienne ferme de poulets, apparaît dans les registres internes de l’une des sociétés de Tabra.
Une autre encore, située dans la ville septentrionale de Sulaymaniyah, produisait des millions de cigarettes, principalement destinées à l’exportation vers l’Iran. L’installation a été louée à une société liée à Jalal Talabani, chef de l’Union patriotique du Kurdistan et rival de longue date des Barzanis, selon des rapports de renseignement d’entreprise et des sources de l’industrie. Talabani, qui était alors président de l’Irak, est décédé en 2017.
Le même rival de Japan Tobacco a visité ce site et a écrit à ce sujet au début de 2019, qu’il était géré dans le cadre du groupe Nokan qui avait des liens avec Talabani et sa femme, Hero Khan. Il n’a pas été possible pour l’OCCRP de connaître les marques de cigarettes fabriquées dans cette usine. Le groupe Nokan et un porte-parole de l’Union patriotique du Kurdistan, le parti politique de Talabani, n’ont pas répondu aux questions envoyées par courrier électronique.
Malgré le transfert de la gestion des usines d’exploitation d’Abkazia à Tabra, Nasri et Saed Barzani ont conservé 60% des bénéfices en tant que partenaires silencieux. Selon le dossier de Japan Tobacco, Nasri a quand même gagné une “énorme somme d’argent” grâce aux usines. Alors que ses usines irakiennes produisaient l’essentiel de ses contrefaçons, Nasri utilisait également des installations en Azerbaïdjan, au Tadjikistan et à Hong Kong pour fabriquer des cigarettes de contrebande qu’il envoie dans des pays allant du Cameroun à l’Ouzbékistan.
Ses marques, telles que Business Club et Vigor, sont toujours vendues sur le marché noir en Europe. En 2020, les autorités ukrainiennes ont intercepté 34 millions de clubs d’affaires illicites en route vers la région séparatiste moldave de Transnistrie.
Un avocat représentant le groupe Nasri a déclaré qu’European Tobacco se conformait à toutes les lois des pays où elle opérait. Il a déclaré que certains tiers avaient auparavant “contrefait nos marques (notamment Business Club) et les avaient vendues à notre insu, soit en ligne, soit en Afrique et dans d’autres parties du monde“. « European Tobacco Inc. a pris certaines mesures légales contre de tels comportements illégaux dont elle a eu connaissance », a-t-il déclaré.
Il a déclaré que la société n’avait pas d’usines ou d’activités en Irak, en Azerbaïdjan, au Tadjikistan ou en Europe. “Dans le cas où des activités illégales auraient lieu dans ces pays, ou ailleurs, les deux sociétés ne seraient pas liées à eux et n’assumeraient aucune responsabilité à leur égard“, a-t-il écrit.
De nouvelles frontières
Aujourd’hui, l’implication de Nasri dans le commerce des cigarettes est reléguée à une note de bas de page dans les supports marketing du site Web de son groupe d’entreprises, basé au Liban, qui décrivait auparavant European Tobacco comme son “entreprise fondatrice”. Au lieu de cela, la société vante ses activités de commercialisation et de distribution d’immobilier, d’alcool et de produits pharmaceutiques.
Au centre de ce portefeuille se trouvent des millions de mètres carrés de développements à Erbil, dont beaucoup ont été inaugurés après l’invasion de 2003. Ils comprennent un complexe résidentiel tentaculaire appelé Dream City, un immeuble de bureaux et le centre commercial «Downtown Erbil» de 120 000 mètres carrés, près de l’ancienne citadelle de la ville, vieille de 4 000 ans. Les estimations de la valeur de ces propriétés se chiffrent en milliards de dollars.
La transition n’a pas été entièrement transparente. Un rapport de Japan Tobacco de 2009 décrivait deux de ses projets comme étant en proie à « une administration inefficace et à la corruption ». Près de deux décennies après son lancement, le projet Dream City est toujours inachevé.
Toutefois, des archives publiques, des documents secrets et des entretiens montrent que Nasri a néanmoins maintenu son partenariat avec les Barzanis, notamment via MECRI et une société qui lui a succédé, Salah Al Din Holding. La Compagnie du Moyen-Orient pour la reconstruction et l’investissement (MECRI), qui a loué les installations d’Abkazia, a également supervisé les principaux investissements immobiliers de Nasri.
Par l’intermédiaire d’un avocat, Nasri a refusé de répondre aux questions spécifiques sur ses projets de construction que l’OCCRP lui a posées.
Encadré : Le mystère de MECRILa Compagnie du Moyen-Orient pour la reconstruction et l’investissement ou MECRI n’apparaît pas dans les registres des sociétés de la chambre de commerce de l’Irak ou du Kurdistan irakien, et son site Web est désormais obsolète. Mais des preuves suggèrent fortement qu’elle est contrôlée par Nizar Hanna Nasri et des membres de la famille Barzani. Les procès-verbaux de réunion de MECRI et les rapports compilés par Japan Tobacco en 2009 indiquent que ladite entreprise était contrôlée par Nasri, son frère et Saed Barzani. Un ingénieur qui travaillait pour MECRI a confirmé le lien avec la famille Barzani. Un prospectus du groupe Eagle de Saed Barzani, publié en 2008 mentionne MECRI parmi les intérêts de Barzani en Irak. Il précise que l’objectif initial de l’entreprise était de distribuer des cigarettes, mais qu’elle investissait désormais dans le “secteur de la reconstruction”. La société apparaît également dans un document de bail confiant la gestion des usines illicites de Nasri à Tabra. L’ingénieur a également confié que MECRI s’était ensuite scindée en deux sociétés : Nasri Group, détenue par Nasri, et une autre appelée Salah Al Din Holding. Salah Al Din, constituée en 2006, figure dans le registre de la Chambre de commerce d’Erbil mais ses actionnaires ne sont pas répertoriés. Les médias kurdes ont rapporté que l’entreprise appartenait à Nechirvan Barzani, ce que l’ingénieur a confirmé. Des documents liés aux activités de tabac de Nasri montrent également que Salah Ad Din Holding a négocié et était impliqué dans un projet de bail pour les usines illicites de Nasri et Saed Barzani. |
Les intérêts partagés de Nasri avec les Barzanis incluent également le groupe Eagle. Cette société est dirigée par Saed Barzani, selon Koutroukides. Le prospectus de 2008 et un certificat de registre du commerce obtenu par l’OCCRP affirment qu’il a réalisé des projets pour le Programme des Nations Unies pour le développement et les forces aériennes américaines et le CPA (autorité fournie par la coalition).
Comme leurs autres activités, la propriété de l’entreprise est difficile à retracer dans les registres publics. Mais un prospectus de 30 pages de 2008 a montré qu’elle prétendait détenir le groupe Nasri et d’autres intérêts Nasri. Eagle Group gère aussi la première banque privée du Kurdistan, désormais appelée Region Trade Bank, dont les quatre actionnaires sont Nasri et Saed Barzani, ainsi que le frère de Nasri, Nameer.
Selon des fuites de correspondance et des notes de renseignement, Nasri a mis l’argent de l’opération de cigarettes dans cette banque. Koutroukides, qui supervisait la banque alors qu’il travaillait pour Eagle Group, a également déclaré que cette banque acceptait l’argent des cigarettes de Nasri et que ce dernier “utilisait et abusait” des fonds bancaires. “Le frère de Saed, Sardar, a parfois retiré jusqu’à des millions de dollars du coffre-fort à volonté“, a-t-il déclaré.
Regional Trade n’as pas repondu à des questions envoye par email. L’agence de notation de crédit, Fitch Ratings, a évalué la banque comme un “risque de crédit substantiel” l’année dernière, reflétant sa “franchise limitée, son modèle commercial instable, sa base de dépôts de clients volatile et concentrée et sa faible rentabilité”.
La contrebande continue
Pour les grandes compagnies de tabac, l’époque de la contrebande irakienne est révolue. En 2000, l’Union européenne a déposé une importante plainte pour contrebande contre trois des plus grandes compagnies de tabac au monde. Un autre procès a suivi en 2002 contre l’une de ces compagnies de tabac. Les accusations comprenaient le racket dans leurs allégations commerciales kurdes concernant leur commerce illicite en Irak.
Ces sociétés – Philip Morris, Japan Tobacco et RJR Reynolds (devenues plus tard une partie de Japan Tobacco) – ont finalement conclu des accords de règlement qu’elles ont rebaptisés « accords de coopération », avec l’Union européenne. Il en a été de même pour Imperial Tobacco et British American Tobacco, dont les accords ont dégagé Imperial Tobacco de toute responsabilité pour contrebande, bien qu’ils ne fassent pas partie de la poursuite. Ils ont payé collectivement 1,9 milliard de dollars d’amendes.
Pourtant, l’Irak reste une source majeure de cigarettes du marché noir pour la région. Les statistiques de l’OCCRP obtenues auprès d’Imperial Tobacco montrent que jusqu’à 65 milliards de cigarettes arrivent toujours dans le pays chaque année, bien que la fourchette varie considérablement – plus du triple de sa consommation d’avant-guerre. Ces informations sont étayées par les données de l’U.N. Comtrade, un référentiel des données détaillées sur le commerce mondial.
L’opération illicite que Nasri a construite roule toujours sur des cigarettes, tandis qu’une constellation d’anciens partenaires commerciaux et associés dirigent d’autres usines illicites de Sulaymaniyah à Bagdad. Les dirigeants irakiens du tabac, quant à eux, disent que les Barzanis prennent toujours une réduction sur les cigarettes importées dans le pays.
Les opérations de Nasri sont également en cours. À Bagdad, l’ancien partenaire de Nasri, Waheb Tabra, a autorisé une nouvelle usine de tabac. À Sulaymaniyah, l’usine associée à Talabani est toujours en activité. Nasri lui-même semble s’être retiré des opérations quotidiennes. Pendant ce temps, ses entreprises restent actives. European Tobacco – qui ces dernières années a envoyé des cigarettes illégales en Europe – maintient une entité basée à Londres, dirigée par les frères de Nizar, qui déposent toujours des rapports financiers annuels.
Une enquête réalisée par l’OCCRP. Travail complémentaire par CENOZO.