
Siège de IB Bank à Lomé (Togo) / Ph : PCK
[Partie 2] État du Sénégal – IB Bank Togo/Burkina Faso : blanchiment d’une dette cachée de 105 milliards FCFA en créance souveraine
La première partie de cette enquête a révélé la dissimulation par l’État du Sénégal d’une dette de plus de 105 milliards 52 millions de francs CFA contractée en janvier 2022 via une « Convention de crédit » avec les filiales togolaise et burkinabè du groupe International Business Bank (IB Bank). L’opération, signée par l’ancien ministre des Finances et du Budget, Abdoulaye Daouda Diallo, est qualifiée d’inédite et exécutée hors des circuits budgétaires officiels, ce qui soulève de forts soupçons de flux financiers illicites (FFI).
Dans un rapport, la Cour des comptes du Sénégal a dénoncé de nombreuses irrégularités, notamment la contractualisation de la dette publique en dehors des procédures réglementaires, le non-versement du produit de l’emprunt dans les comptes du Trésor public, et l’absence d’informations sur la nature et la destination du matériel à acquérir. Ces révélations de dette non divulguée ont eu des conséquences diplomatiques et financières majeures, entraînant la suspension de la coopération avec le Fonds monétaire international (FMI), tandis que le parquet du Pool judiciaire financier a lancé des procédures pénales concernant ce dossier classé confidentiel.
La deuxième partie de l’enquête lève le voile sur les manoeuvres de blanchiment de cette dette opaque et révèle comment des acteurs politiques ont permis le déroulement de transactions secrètes qui ont lourdement impacté l’endettement du Sénégal.
UNE CONFIDENTIALITÉ SUSPECTE
Les flux financiers illicites sont un fléau pour les économies et populations africaines. Selon la Banque africaine de développement (BAD), le manque à gagner pour l’Afrique dû aux flux financiers illicites est passé de 50 milliards de dollars par an en 2015 à 90 milliards de dollars en 2020. « Cela représente 3,7 % de la production économique totale du continent et équivaut presque à la somme des investissements et de l’aide étrangers que l’Afrique reçoit chaque année », précise la BAD dans un document publié en prélude à son plan d’action de lutte contre le blanchiment d’argent et les flux financiers illicites lancé le 25 février 2025.
Auteur d’un document de référence sur le sujet, le Groupe de haut niveau de l’Union africaine voit dans les FFI un outil d’affaiblissement des institutions de l’Etat par leurs capacités à encourager la corruption en neutralisant le fonctionnement normal et optimal des systèmes de justice pénale.
Pour le cas du Sénégal, l’Institut de gouvernance des ressources naturelles (NRGI, en anglais), organisation indépendante à but non lucratif, estime à 95 milliards de francs CFA par an les pertes imputables aux flux financiers illicites comme l’évitement fiscal, l’évasion fiscale, le blanchiment de capitaux, etc. C’était en novembre 2024 lors de la présentation de son rapport annuel.
L’opacité sur l’opération entre le Sénégal et IB Bank ne semble pas prête de prendre fin. Revêtue du sceau de la confidentialité, la convention de crédit signée entre les deux parties est légalement inaccessible au public. Cette option en faveur du black-out interroge. « Une hypothèse évidente et spéculative serait qu’il y a des choses dans ce dossier pour lesquelles un examen public n’est pas souhaité pour le moment, sans doute ou peut-être en raison des répercussions judiciaires anticipées », souligne l’économiste et chercheur sénégalais Ndongo Samba Sylla au cours d’un bref entretien avec lui sur le sujet.

Mahamadou Bonkoungou, PDG du Groupe Ebomaf / Ph : Ebomaf.com/
L’économiste Souleymane Keïta estime que « la confidentialité concernant la convention de crédit sert à éviter des spéculations ou des pressions sur les marchés financiers. C’est un choix stratégique qui peut être compréhensible dans un contexte où la dette publique sénégalaise est justement un sujet sensible. » Néanmoins, précise-t-il dans la foulée, « l’opinion sénégalaise mériterait des clarifications sur les clauses exactes qui sont protégées, les montants réels de l’opération, les garanties fournies par l’Etat, le recours au secret-défense…».
Dans son édition du 24 février 2025, le quotidien sénégalais Libération révèle que l’objet « acquisition de matériel par l’Etat du Sénégal…» – relevé par la Cour des comptes – pour justifier l’endettement de l’Etat – serait en réalité un programme d’achat d’armes scellé en catimini. Jusqu’ici, il n’a été démenti ni par les autorités sénégalaises ni par IB Bank. Une version qui pourrait être accréditée par le fait que les fonds empruntés aux deux filiales de IB Bank devaient être versés dans un compte de l’Etat sénégalais ouvert à…IB Bank Togo, précise la Cour des comptes dans son rapport d’audit.
Le 16 avril 2025, le Procureur du Pool judiciaire financier (PJF) a annoncé l’ouverture de procédures pénales contre tous les ministres, directeurs d’administrations centrales et autres particuliers dont les responsabilités présumées ont été identifiées dans la falsification des comptes et indicateurs macro-économiques de l’Etat entre 2019 et mars 2024. Le dossier a été confié à la Division des investigations criminelles (DIC) de la police judiciaire. Selon de nombreux médias sénégalais, l’ex ministre des Finances et du Budget Abdoulaye Daouda Diallo a été « longuement entendu » par la Division des investigations criminelles (DIC) le 23 septembre 2025. Pour le moment, il n’est pas inquiété.
BLANCHIMENT DE CRÉANCE BANCAIRE VIA LA BOURSE
Dans son rapport d’audit, la Cour des comptes signale l’existence d’une « convention de titrisation de créances » en date du 30 mars 2023 en faveur du groupe IB Bank. Le montant de ces créances est de…80 milliards de francs CFA. C’est la même somme à laquelle fait référence la Cour lorsqu’elle accuse le Trésor de n’avoir « pas comptabilisé dans ses livres le remboursement du reliquat de l’emprunt d’un montant de 80,4 milliards de francs CFA. »

Blanchiment de dette via la bourse
Une obligation est un « instrument financier de moyen à long terme émis par adjudication ou par Appel public à l’épargne sur le marché financier », selon le Bulletin statistique de la dette publique du ministère sénégalais des Finances et du Budget du premier trimestre 2023. Les obligations émises en bourse « permettent d’apporter des liquidités à des entreprises (ou à des États) qui s’engagent à rembourser la totalité de la somme empruntée en plus des intérêts versés à une date fixée à l’avance », renseigne le dictionnaire Dalloz.
C’est sous l’égide du défunt ministre des Finances et du Budget (septembre 2022-avril 2024) Mamadou Moustapha Ba, décédé le 8 octobre 2024 à Paris, que le deal entre l’Etat sénégalais et IB Bank a basculé sous cette forme. Le 6 mars 2023, le Sénégal lance un emprunt obligataire par Appel public à l’épargne (APE) pour un montant de 200 milliards de francs CFA découpés en 20 millions d’obligations d’une valeur nominale de 10 000 francs CFA chacune.
Selon la Note d’information (NI) établie par Invictus Capital & Finance, arrangeur et chef de file de l’opération en compagnie de deux autres sociétés d’intermédiation boursière, « l’émission a pour objet le financement des investissements prévus au budget de l’Etat au titre de l’année 2023. » Une demande d’entretien adressée à Invictus Capital & Finance est restée sans suite.
Les 200 milliards de francs CFA d’obligations étaient divisés en trois tranches A, B et C rémunérées respectivement à 6% entre 2023 et 2028 (80 milliards ), 6,15% entre 2023 et 2030 (70 milliards) et 6,35% entre 2023 et 2033 (50 milliards).
Pour cette émission d’obligations, la Cour des comptes révèle que IB Bank Togo et IB Bank Burkina Faso « ont souscrit pour le montant de leurs créances et, ce faisant, la créance initiale, conclue dans des conditions non transparentes, est remboursée pour laisser place à une nouvelle créance régulière inscrite dans le portefeuille de la dette de l’Etat. »
Le résultat est sans appel : en lieu et place des créances douteuses identifiées par la Cour des comptes dans son rapport d’audit, IB Bank Togo et IB Bank Burkina Faso disposent désormais d’obligations souveraines garanties par l’Etat du Sénégal.
UN APE DE 120 À 200 MILLIARDS DE FRANCS CFA
Cette opération boursière est jugée avantageuse pour les deux banques, s’accordent tous nos interlocuteurs. D’une part, elles bénéficient de la garantie souveraine de l’Etat du Sénégal. D’autre part, « les revenus liés à ces obligations sont exonérés de tout impôt pour l’investisseur résidant au Sénégal et soumis à la législation fiscale sur les revenus de valeurs mobilières en vigueur dans les autres pays au moment du paiement des intérêts et du remboursement du capital », souligne la Note d’information.
Par contre, l’Etat sénégalais en paie le prix fort. « Cet appel public à l’épargne, au lieu d’être un outil de financement de l’économie, a plutôt servi à refinancer des dettes bancaires privées… C’est des coûts supplémentaires pour l’Etat car la conversion de dettes bancaires en obligations souveraines induit des taux plus élevés », explique l’économiste « C’est un reprofilage déguisé de la dette », insiste Souleymane Keïta.
Interpellé, un responsable de la communication de IB Bank Burkina Faso joint par WhatsApp renvoie à son collègue du Togo lequel renvoie à « une interview du PDG parue dans Libération du Sénégal du 10 mars 2025 (qui) éclaire l’opinion sur ce sujet…»
Dans ce journal, Mahamadou Bonkoungou, patron du groupe EBOMAF (Entreprise Bonkoungou Mahamadou et Fils) et actionnaire majoritaire d’IB Bank, s’accroche à un fait : son nom n’est pas cité dans le rapport d’audit de la Cour des comptes du Sénégal. Il se défausse plutôt sur l’Etat du Sénégal qui a été confronté à « des problèmes de procédures administratives » qui ne concernent pas « la personne de Bonkoungou Mahamadou, président-directeur général du groupe EBOMAF. »
Pour lui, « seuls les dirigeants et les présidents des conseils d’administration (PCA) de ces institutions bancaires sont les personnes habilitées à (…) répondre » sur cette question et sur toutes les autres. Après ses « premières analyses du dossier », Thomas Dodji Koumou, expert togolais des affaires boursières dans la zone UEMOA, écarte pourtant le blanchiment d’argent au profit d’une « probable malversation » exécutées par les parties contractantes.

Thomas Dodji Koumou, expert togolais des affaires boursières dans la zone UEMOA / Ph : DR
« La convention de crédit et l’appel public à l’épargne constituent une double créance des deux banques sur l’Etat sénégalais. Les preuves pour d’éventuelles malversations doivent être recherchées dans la convention de crédit de janvier 2022, dans la note d’information de l’emprunt obligataire et sur les bulletins de souscription des deux banques. Les éléments recueillis doivent être confrontés aux lois de finances correspondant aux séquences des deux opérations », souligne notre interlocuteur, président de l’association Veille économique au Togo.
« S’il y a eu dissimulation à travers l’appel public à l’épargne, elle viendrait de l’Etat sénégalais qui a souscrit à un emprunt bancaire sans le déclarer dans les livres de la comptabilité publique. Il a attendu de lancer son APE de 200 milliards de francs CFA pour pouvoir absorber les anciennes dettes », clame le banquier Ibrahima Khalil Diémé lors de notre entretien.
La durée du remboursement des 105 milliards de francs CFA de dette contractée par l’Etat vis-à-vis des deux banques s’étalait initialement jusqu’en décembre 2026 suivant des versements trimestriels. Elle ne semble plus d’actualité. En optant finalement pour la souscription aux coupons du Trésor sénégalais qui équivaut à « un mécanisme de blanchiment de la dette, les parties effacent les traces des conditions initiales désavantageuses, légitimant a posteriori une dette qui aurait pu être contestée », souligne Souleymane Keïta.
IB Bank a-t-elle voulu sauver les billes de ses deux filiales eu égard aux risques potentiels de remise en cause de leurs créances initiales obtenues de manière irrégulière selon la Cour des comptes ? « Elle a joué le jeu, estime Souleymane Keïta. Plutôt que d’attendre un remboursement incertain, elle a préféré transformer sa créance en obligations qu’elle peut immédiatement revendre sur le marché. » Ensuite, elle réduit les risques liés à cette créance : « une obligation souveraine est souvent mieux notée qu’une obligation bancaire classique. »
Initialement, le montant de l’Appel public à l’épargne était de 120 milliards de francs CFA, selon un courrier « confidentiel » du ministre des Finances et du Budget, Moustapha Ba, envoyé au directeur général de Invictus Capital & Finance et daté du 2 mars 2023. Mais le 24 mars 2023, un « Avenant courrier portant mandat de Invictus Capital & Finance » porte le montant de l’émission obligataire à 200 milliards de francs CFA. La différence entre les deux projets d’émission est donc de 80 milliards de francs CFA. Soit un montant identique à la créance de IB Bank Togo et IB Bank Burkina Faso.

Emission secrète par appel public à l’épargne
Ibrahima Khalil Diémé salue ici l’esprit créatif des deux banques. « Ce qu’elles ont fait par l’intermédiaire de la bourse n’est pas hors la loi. Elles vont disposer d’obligations qu’elles vont revendre auprès de leurs clients nantis ou d’investisseurs. Ces opérations vont leur permettre d’entrer rapidement dans leurs fonds sans pour autant faire face à une certaine cristallisation de leurs créances. C’est une bonne technique bancaire », reconnaît-il.
Le groupe bancaire ouest-africain s’est prémuni contre d’autres mauvaises surprises. « Cette dette cachée du Sénégal aurait pu être dissimulée hors bilan via une société-écran établie en zones offshore n’importe ou dans le monde. L’APE permet de sortir cette dette de l’ombre sans alarmer les créanciers internationaux de l’Etat et les partenaires d’IB Bank », constate l’économiste Souleymane Keïta.
L’ampleur des flux financiers illicites en Afrique est aujourd’hui plus que préoccupante, constate l’économiste kényan Jason Braganza, directeur exécutif de AFRODAD. « Si nous perdons près de 80 milliards de dollars chaque année, c’est de l’argent que les gouvernements africains doivent trouver par le biais de la fiscalité, principalement à travers des taxes régressives ».
Enquête réalisée par Momar Dieng (Sénégal) avec le soutien de la CENOZO dans le cadre du projet “Mobilisation des ressources pour le développement Assurer une mobilisation accrue des ressources pour le développement (MRD) en renforçant le journalisme d’investigation et la création de coalitions en Afrique de l’Ouest pour lutter contre la corruption, l’évasion fiscale et les flux financiers illicites”.