Labbezanga, le 1er juin 2018 17H. Ce soir-là, dans cette localité située à la frontière Mali-Niger, comme très souvent, des gendarmes maliens procèdent à des contrôles de routine des nombreux véhicules qui traversent la frontière. Mais un camion Mercedes attire particulièrement leur attention.

Après des fouilles, les doutes des pandores s’avèrent fondés. Les gendarmes  découvrent en effet 515 cartons de cigarettes (l’équivalent de 257 500 paquets) de marque « American Legend », chargés dans la remorque du camion, selon le P-V de saisie auquel nous avons eu accès.

L’homme au volant est un Nigérien de 49 ans, père de huit enfants et a 22 ans d’expérience en tant que chauffeur. Mais il ne dispose d’aucun document l’autorisant à importer de la cigarette. Pire, selon les gendarmes, « la marque de cigarette retrouvée ne fait pas partie de la liste des marques autorisées dont la vente est autorisée au Mali ».

Le camion de cigarettes saisies à la station de Labbezanga

« Je ne connais pas le nom du propriétaire, je ne dispose que de son numéro de téléphone »

Le véhicule et son contenu sont immobilisés le 2 juin 2018 tôt le matin. Le procureur de Gao, dont relève la localité de Labbezanga, est informé par téléphone. Mais l’enquête à proprement parler va s’avérer laborieuse. Pendant l’interrogatoire, le conducteur reconnaît être le propriétaire du camion. Mais pour le reste, il est peu coopératif…ou en sait très peu. « Je ne connais pas le nom du propriétaire. C’est un Touareg nigérien et je ne dispose que de son numéro de téléphone », répète-t-il durant tout l’interrogatoire.

« Qui en est le destinataire ? », relancent les enquêteurs ? La réponse du conducteur est encore aussi laconique : « J’ignore également le nom du destinataire, mais c’est un commerçant à Gao et je ne dispose que de son numéro de téléphone». Et d’ajouter qu’il devait juste acheminer « les marchandises » de Markoye (Burkina Faso), où le camion a été chargé, à Gao contre une somme de 1 000 000 FCFA.

Libéré par un coup de fil

Le chauffeur, lui, est libéré deux jours plus tard par suite « d’un coup de téléphone », selon une source proche du dossier, qui n’en dira pas plus.

Mais la cargaison est restée entre les mains de la douane, sous surveillance de la Société Malienne de Tabacs et Allumettes (SONATAM).

Selon  Issouf Traoré, directeur général de la SONATAM, il existe au Mali une convention de partenariat entre sa structure et la police, tout comme avec la gendarmerie et la douane. « Dans ces accords, les forces de sécurité s’engagent à donner des informations sur la présence de cigarettes de fraude et les réseaux des fraudeurs et receleurs. La gendarmerie par exemple s’engage à mettre à notre disposition une équipe d’enquêteurs », affirme-t-il.

En contrepartie « la société promet de former les agents de la police, de la gendarmerie et de la douane sur la détection des cigarettes illicites », ajoute M. Taoré.

« Nous sommes sûrs que l’attaque de notre magasin est loin du hasard»

Quelques semaines après ce qui s’est passé à Labbezanga, précisément le 12 juillet 2018, des groupes armés imposent une journée « ville morte » à Gao. Les commerces sont restés fermés toute la journée. Le lendemain 13 juillet, le magasin de la SONATAM (où était gardée la saisie de Labbezanga) est cambriolé et 400 cartons de cigarettes d’une valeur de plus de 83 millions de FCFA sont emportés.

Simple coïncidence entre ces différents évènements ? La réponse est « non », selon la SONATAM. « Nous sommes sûrs que l’attaque de notre magasin est loin du hasard, certainement que les commanditaires de la cargaison de Labbezanga ont quelque chose à y voir », affirme un responsable de la Société.

La trajectoire de la contrebande

Selon un expert, ancien agent de la SONATAM, la route de la fraude, notamment dans le nord du pays, part de Lomé (Togo) pour transiter par le Burkina Faso. Avant d’ajouter : « Les différentes zones de stockage sont situées dans l’arrondissement de Mondoro (dans la région de Mopti au Mali) » où la quasi-absence de l’Etat rend les frontières poreuses.

Selon lui, les stocks sont par la suite acheminés vers Wani, localité située sur la rive gauche du fleuve Niger dans la Commune de Taboye au sud de Bourem et Gossi dans le Gourma malien. Ou encore vers Tessit, dans la région de Gao, pour une traversée en pirogue vers les zones d’Ansongo et Labbezanga, la frontière Mali – Niger. Les moyens logistiques utilisés pour l’acheminement des stocks, souligne l’ancien employé de la société de tabac, « sont des véhicules pickup, des camions-remorques ».

Graphique de l’évolution des taxes par rapport à celle du trafic

« Moins la contrebande baisse, plus notre la SONATAM paye de taxes à l’Etat maliens. »

Selon un ancien trafiquant, aujourd’hui opérateur économique « plus de 100 conteneurs contenant des cigarettes passent le couloir Lomé – Burkina – vers Mandiakuy -Mondoro – Labbezanga ». « Un conteneur de cigarettes peut rapporter plus de 200 000 Euros (ndlr: environ 131 000 000 FCFA) aux trafiquants »,relate Issouf Traoré, DG de la SONATAM. Celui-ci poursuit en ces termes : « Si le coût de production d’un paquet est égal à 0,5 € (environ 330 FCFA, ndlr) y compris la marge du fabricant, la marchandise est vendue dans le marché noir en France entre 4 à 5 Euros (environ 3300 FCFA, ndlr); ce qui fait un gain minimum de 4 Euros (NDLR: 2620 FCFA environ) par paquet pour le trafiquant ».

Dans le tableau retraçant les paiements de taxe de la société que nous avons consulté, il ressort que « moins la contrebande baisse, plus la société malienne des tabacs paye de taxes à l’Etat malien ». A titre d’exemple, elle a versé en 2006 16 milliards FCFA à l’Etat alors que le taux de la fraude atteignait 41%, contre 52 milliards FCFA en 2017, quand le taux de la contrebande était à 5% ».