Commerce de l’or au Bénin : Trading Track Company et les liaisons dangereuses
Agréée pour l’achat et la vente de pierres précieuses au Bénin, Trading Track Company (TTC) ferait transiter de l’or d’origine douteuse par Cotonou. La société était soupçonnée par les Etats-Unis d’être impliquée dans du blanchiment d’argent via l’or par Kaloti, un négociant et raffineur émirati.
Trading Track Company Sarl. Ce nom pourrait ne rien dire au Béninois lambda. Mais dans le domaine des pierres précieuses, cette raison sociale compte. Créée par « deux Libanais » selon Nemer Talj, le gérant depuis 2014, cette discrète entreprise béninoise est agréée dans le négoce de pierres précieuses, notamment l’or. Avec un chiffre d’affaires de plus du milliard par an selon les informations de Banouto, la société fait nul doute partie des plus gros du pays. Mais autour de la prospérité de cette société, se tisse un réseau de transactions financières qui suscite moult interrogations.
Le Bénin possède un potentiel en or dans son sous-sol, notamment dans les départements de l’Atacora et de l’Alibori. Des indices d’or ont été découverts également dans le sous-sol de sa région centrale. Grâce à FinCENfiles, une enquête de 16 mois menée par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), BuzzFeed News et 108 médias partenaires, Banouto a découvert que cette richesse minière encore sous-évaluée n’est pas la seule source des bonnes affaires de Trading Track Company.
« L’or qui est au Bénin est difficile à exploiter. C’est exploité de manière artisanale. Ce n’est pas rentable »
L’or de “pays d’à côté”
La FinCENfiles est basée sur des rapports bancaires top-secrets déposés auprès de l’unité de renseignement du Département du Trésor américain, le Financial Crime Enforcement Network, et d’autres documents et des dizaines d’entretiens. Ces sources offrent une vue d’ensemble unique des flux d’argent illicites qui ont soutenu la corruption et la criminalité dans le monde. Il ressort de cette enquête que la société aurifère exporte de l’or d’origine, souvent, autre que le sous-sol béninois. « On n’est pas des exploitants, l’or transite ici (Trading Track Company, ndlr) », a confié un responsable de Trading Track Company sous anonymat. Selon le responsable « l’or qui est au Bénin est difficile à exploiter. C’est exploité de manière artisanale. Ce n’est pas rentable ». Conséquence, a-t-il fait savoir, la société exporte des pierres provenant de « pays d’à côté ». « Les gens amènent l’or et font passer par les sociétés agréées. Ce sont de grandes raffineries qui paient directement l’or et qui font transiter par le Bénin » via Trading Track Company, a expliqué le responsable.
Dans un entretien mi-septembre, le directeur général des Mines a expliqué à Banouto que l’importation de pierres précieuses au Bénin n’est pas interdite. Mais la législation en la matière est « assez souple ». L’ordonnance n°73-67 du 27 septembre 1973 portant règlementation du commerce import-export de diamant et autres substances précieuses et semi-précieuses stipule en son article 11 que : « les substances en provenance de l’étranger sont autorisées à circuler du point d’importation au siège du bureau d’achat au vu d’un laisser-passer délivré par la Douane ». L’article 12 de la même ordonnance précise que le laisser-passer doit comporter, entre autres, les informations sur l’origine de l’autorisation. Aucune information sur la source des substances précieuses importées n’est demandée.
Si l’importation d’or n’est pas proscrite, le processus d’achat des pierres précieuses par Trading Track décrit par notre source au sein de la société aurifère contraste avec les affirmations de Nemer Talj, gérant de la société. Fin août, il a confié à ICIJ, un média à but non lucratif et un réseau mondial de journalistes d’investigation basé aux Etats-Unis, que la société considère que tout l’or qui transite par ses bureaux provient du Bénin. « On fait des prestations de services pour des gens qui transportent l’or. C’est tout ! », déclare le gérant qui martèle : « On ne vend pas, on n’achète pas ». Contrairement à ses assertions, les informations obtenues de la Direction générales des impôts indiquent qu’au-delà du transport, Trading Track Company est agréée pour « l’exploitation, la collecte, l’achat et la vente de pierres précieuses ».
L’homme qui fait office de gestionnaire des activités de TTC à Cotonou affirme qu’il ne s’intéresse pas à l’origine de l’or qui transite par sa société : « Je ne me permets pas demander cela aux gens. C’est de l’or, ce n’est pas de la tomate »
L’homme qui fait office de gestionnaire des activités de TTC à Cotonou affirme qu’il ne s’intéresse pas à l’origine de l’or qui transite par sa société. « Je ne me permets pas demander cela aux gens. C’est de l’or, ce n’est pas de la tomate », se défend le gérant. Ce désintérêt pour la source de l’or justifie Nemer Talj, s’explique par des raisons sécuritaires. « C’est des choses un peu délicates. Si quelque chose arrive à quelqu’un, qui est-ce qu’ils vont accuser ? », interroge-t-il avant de lancer qu’« on ne peut pas tout savoir » sur une pierre précieuse. La société, poursuit le gérant, se contente de considérer que l’or provient du sous-sol béninois. « Pour nous, ça vient du Bénin ». De quoi laisser transparaître clairement que la société n’importe pas d’or officiellement et que l’or venant de “pays d’à côté” sans documents entre au Bénin de façon frauduleuse. Mais Nemer Talj assure que les activités de la compagnie sont légales. « L’or est vérifié au Bénin », argue le gérant. « L’or, [une fois acheté], passe par la direction des mines qui donne une attestation et l’autorisation d’exportation. Et puis ça passe par la douane ».
Est-ce que les autorités béninoises à leur niveau s’intéressent à la provenance des métaux précieux que TTC leur présente ? Aucune source officielle n’indique un quelconque intérêt à cet aspect du trafic de l’or. « Dans les documents, on ne demande pas de mentionner [l’origine de l’or] », confirme Nemer Talj indiquant que « ceux qui amènent l’or [à Trading Track] sont des courtiers agréés ».
La règle des 10% pour le Bénin
Dans un rapport en date de novembre 2018 sur les flux de pierres précieuses en Afrique de l’Ouest, l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI) indique que « les exportations et importations régionales d’or sont le plus souvent informelles ». Ceci, explique l’ONUDI, « étant donné que les mineurs cherchent à maximiser leurs profits, lesquels sont érodés par des facteurs tels que les impôts, les redevances, la proximité géographique et les systèmes d’achat ». Ce commerce illégal est favorisé par divers facteurs. Entre autres, le taux de redevance sur l’exportation de l’or et les procédures d’exportation. « Les pays qui appliquent des taux à l’exportation moins élevés attirent comme un aimant l’or de la contrebande originaire des pays voisins. La perméabilité des frontières permet aux marchands de faire leur marché parmi les politiques des différents pays, afin de choisir celles qui leur coûtent le moins cher et qui leur offrent les plus grands retours », écrit l’ONUDI. Ce trafic profite au pays d’exportation de l’or au détriment du pays d’origine de la pierre précieuse.
Avec une législation « assez souple », le Bénin fait partie des pays privilégiés par les orpailleurs. Les ressources générées par les activités aurifères de Trading Track Company ne profiteraient pas qu’à la société privée. Les structures étatiques béninoises encaissent une part des fruits du commerce sous forme d’impôts, de taxes et de redevances. « La Direction des mines, la douane, les impôts prennent des taxes », confie le gérant de Trading Track Company. Selon les dispositions légales béninoises, l’exportation de l’or, du diamant et de tous les autres métaux précieux est soumise à l’avis préalable du Ministre chargé de l’économie et des finances. « Toute exportation de diamant et autres substances précieuses et semi-précieuses donnera lieu à versement d’une taxe égale à 10% de la valeur mercuriale », dispose l’article 15 de l’ordonnance n°73-67 du 27 septembre 1973 portant règlementation du commerce import-export de diamant et autres substances précieuses et semi-précieuses. Le gérant de Trading Track Company assure que la société qu’il gère s’acquitte de toutes les formalités. « On travaille à l’air libre. Les autorités sont au courant de chaque pas », assure Nemer Talj.
« Les pays qui appliquent des taux à l’exportation moins élevés attirent comme un aimant l’or de la contrebande originaire des pays voisins. La perméabilité des frontières permet aux marchands de faire leur marché parmi les politiques des différents pays, afin de choisir celles qui leur coûtent le moins cher et qui leur offrent les plus grands retours »
Des liaisons dangereuses
Les pierres précieuses de Trading Track Company, selon Nemer Talj, sont principalement à destination de Salor DMCC. Basée à Dubaï aux Emirats-Arabes-Unis, Salor DMCC, selon ses propres descriptions sur son site internet, est une compagnie spécialisée dans l’achat et la vente de lingot d’or et or fin. Présent sur le marché de l’or depuis 2002, Salor DMCC a ses activités en Afrique, notamment dans la partie ouest du continent. Les renseignements sur le site de Salor DMCC révèlent une filiation entre la société aurifère et Trading Track Company, entreprise basée à Cotonou. C’est ce que corrobore une enquête menée entre 2011 et 2014 menée par un groupe de travail de la DEA sur les transactions suspectes de Kaloti, négociant et raffineur émirati. Avocat de Trading Track Company et de Salor DMCC, Arthur Middlemiss confirme que « les deux entités ont une propriété effective commune ».
Mais le gérant de la société béninoise dément toute filiation entre TTC et Salor DMCC. Les relations entre deux entités, soutient-il, se limitent à un « contrat de prestation de services ».
Dans un rapport d’août 2014 soumis au département du Trésor américain, les enquêteurs de la DEA pensent que Trading Track Company constitue avec d’autres sociétés dont Salor DMCC, « les principales entités impliquées dans le blanchiment de devise ». Le rapport indique que Kaloti et les autres sociétés « fournissaient des services financiers à des organisations criminelles basées dans le monde entier » et facilitaient la conversion de l’argent sale en or. « Ensemble, ils ont mis en place une capacité significative de transporter ou de transférer d’énormes quantités de valeur illicite grâce à l’utilisation de l’or comme produit de base, ainsi que des transferts monétaires en vrac et des paiements électroniques de tiers », indique le rapport, selon un extrait vu par ICIJ. Le rapport alléguait que Salor et Trading Track faisaient partie de plusieurs « entités principales » impliquées dans le blanchiment d’argent de la drogue.
Accusations balayées du revers de la main. « Trading Track nie avoir jamais participé au blanchiment d’argent », a réagi début septembre la compagnie par l’intermédiaire de son avocat. La société béninoise aurifère indique n’avoir n’a jamais été informée d’aucune enquête américaine et n’a jamais été accusée d’actes répréhensibles, ni aux États-Unis ni ailleurs. « Si le gouvernement américain posait des questions à Trading Track, Trading Track se fera un plaisir d’expliquer ses opérations commerciales », dit l’avocat.
« Ensemble, ils ont mis en place une capacité significative de transporter ou de transférer d’énormes quantités de valeur illicite grâce à l’utilisation de l’or comme produit de base, ainsi que des transferts monétaires en vrac et des paiements électroniques de tiers »
Egalement mis en cause dans le rapport des enquêteurs de la DEA, Kaloti ne se reconnait dans les faits de blanchiment de capitaux via Trading Track et toute autre entité. « Bien que nous n’ayons pas reçu de copies des rapports (y compris les SAR) que vous référencez, la grande majorité de vos questions portent bien sur les activités il y a plus d’une demi-décennie, et les revues revendiquées par la DEA et le Trésor américain de ces mêmes informations que vous semblez concéder se sont conclues sans aucune mesure d’exécution. Ces activités remises en question sont également antérieures à d’importants changements réglementaires dans le secteur. L’activité de Kaloti a évolué pour se conformer à ces changements et a constamment satisfait ou dépassé toutes les exigences réglementaires applicables, conformément aux meilleures pratiques du secteur. », a rétorqué l’avocat de la raffinerie émiratie à l’ICIJ.
D’importants virements
Les investigations de la DEA sur Kaloti, selon des ex-fonctionnaires américains ayant connaissance de l’enquête interrogé par un membre d’ICIJ, ont débuté quand les enquêteurs ont remarqué des flux importants d’argent par des transactions inhabituelles. Des agents des forces de l’ordre et du gouvernement actuel ou ancien ayant connaissance de l’enquête interrogés par ICIJ lient le début de l’enquête sur Kaloti à des transactions suspectes du négociant et raffineur. Les agents allèguent que de nombreux fonds qui transitaient
par des échanges d’argent et la banque libanaise canadienne (LCB) désignée début 2011 comme « principale préoccupation de blanchiment d’argent », la mettant en fait à la faillite, passaient désormais par Kaloti. « Du jour au lendemain, les virements électroniques que vous avez vus avec la Banque libanaise canadienne et ces autres sociétés sont passés à Kaloti comme un interrupteur », ont-ils confié à l’ICIJ.
Des documents consultés par Banouto montrent que d’importants virements électroniques, souvent plus d’une fois par jour, de Kaloti vers Salor DMCC. Dans les notes de paiement, Kaloti a indiqué qu’elle effectuait un paiement au nom de Trading Track Company basée à Cotonou. Parallèlement, Salor DMCC a souvent viré de l’argent à des concessionnaires de voitures d’occasion aux Etats-Unis le même jour. Certains de ces concessionnaires de voitures d’occasion sont mentionnés dans la plainte des Etats-Unis contre la LBC.
Outre les virements électroniques, des transactions cash ont également attiré l’attention des enquêteurs. En ce qui concerne les liquidités en vrac, des preuves documentaires datant de 2012 vues par un membre d’ICIJ, révèlent de grosses transactions. Les documents montrent qu’en 2012, Kaloti a versé 414 millions de dollars, en espèces, à Salor DMCC. En direction du Bénin, les transactions en espèces au profit de Trading Track Company au cours de la même année s’élèvent à 28 millions de dollars. Renade International faisait également partie des sociétés que Kaloti a payé en espèces pour de l’or en 2012. Cette société, rapporte la BBC dans un article publié en 2019, appartient à un membre du gang européen de blanchiment d’argent du cannabis. Elle a perçu 146 millions de dollars en espèces de la raffinerie émiratie pour l’achat d’or.
En plus de ces deux modes de « déplacement d’argent », Kaloti effectuait des paiements au nom de fournisseurs d’or à des tiers sans lien apparent avec le commerce de pierres précieuses. Les banques ont également signalé des modèles de transaction inhabituels impliquant certains clients de Kaloti. Entre le 03 janvier et le 25 juin 2012, Kaloti a, par exemple, envoyé à une société émiratie, environ 50 millions de dollars. La société a, à peu près à la même heure, transféré 18 millions de dollars à une personne avec un compte bancaire à Bank Audi Sal au Liban avec une note indiquant que les paiements concernaient le riz.
Renade International appartient à un membre du gang européen de blanchiment d’argent du cannabis. Elle a perçu 146 millions de dollars en espèces de la raffinerie émiratie pour l’achat d’or.
« Superposition » ?
Interrogé par ICIJ, un ancien enquêteur pense que « Kaloti a été utilisé pour masquer la source de beaucoup de ces fonds». Les enquêteurs se méfiaient également des énormes quantités d’argent que Kaloti payait pour l’or. Leur conclusion générale était que Kaloti achetait de l’or à des vendeurs soupçonnés de blanchiment d’argent pour des trafiquants de drogue et d’autres groupes criminels.
« Aucune des sociétés du groupe Kaloti ne s’est jamais engagée sciemment avec un groupe criminel. Kaloti mène, maintient et enregistre une diligence raisonnable complète sur tous ses clients, y compris l’interrogation des bases de données criminelles et réglementaires, un processus qui n’a jamais identifié une telle criminalité, ou sa probabilité, parmi les clients actifs de Kaloti. En outre, aucun groupe de travail dirigé par la DEA n’a jamais contacté Kaloti pendant cette prétendue période d’enquête (ou à tout autre moment). Il est donc difficile de comprendre comment de tels enquêteurs auraient pu correctement “découvrir” que Kaloti jouait un “rôle clé” (à moins était involontaire) ou pourrait être déclarée “cible” d’une enquête sur le ‘commerce illégal de l’or », a commenté un porte-parole de la société. Selon lui, les transactions par Kaloti sont justifiées et aux normes internationalement requises.
Dans une étude intitulée : « détour doré : la face cachée du commerce de l’or entre les Emirats arabe unis et la Suisse » publiée en juillet 2020, SWISSAID remet en cause la transparence des activités de Kaloti. Dans son rapport, SWISSAID écrit que « certaines des pratiques de Kaloti sont toujours problématiques », cinq ans après son retrait de la liste du standard DGD (Dubaï good delivery), considérée comme la référence internationale pour la qualité et les spécifications techniques pour la production d’or et / ou d’argent par le DMCC (Dubaï multi commodities centre).
Les experts en matière de lutte contre le blanchiment d’argent ont déclaré qu’il pouvait y avoir des raisons légitimes d’envoyer ces types de tiers les paiements des partis, en particulier dans les pays où les résidents ont un accès limité au système bancaire. Mais les experts estiment que ces types de transferts présentent des risques de blanchiment d’argent. Que ce soit intentionnellement ou non, ils peuvent rendre plus difficile le traçage de l’argent jusqu’à son origine. Ce qui, concluent-il, pourrait être une « superposition » dans le jargon du blanchiment d’argent.
Par Yao Hervé Kingbêwé
Comment nous avons procédé ?
20 septembre 2020
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