Il est minuit ce vendredi 22 septembre 2006. L’heure des opérations financières intercontinentales. Cette nuit-là, une société de Birmingham, dans le centre de l’Angleterre, du nom d’Armut Services LLP, transfère 2 000 dollars (1,1 million de francs CFA, 1 700 euros au cours actuel) au consulat de Russie à Douala, la capitale économique du Cameroun. L’argent atterrit sur un compte de la représentation diplomatique russe ouvert à la filiale camerounaise de la banque française Société générale pour rémunérer des « services de consulting », précise un relevé bancaire auquel Le Monde a eu accès.

Le même jour, à la même heure, Armut Services envoie aussi 60 000 dollars vers Conakry. En Guinée, ce sont encore les services de la filiale locale de la Société générale qui sont utilisés et le destinataire de la somme est cette fois une entreprise guinéenne, Ets Export Drev Prom EDP.

Ces informations sont issues de documents bancaires confidentiels, les « FinCEN Files », transmis par le site d’information BuzzFeed News au Trésor américain et au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dont Le Monde est partenaire. Ils sont une illustration de la manière dont les grandes banques peinent à lutter contre la circulation de l’argent sale, y compris en Afrique.

Car en réalité, Armut Services est une société écran, créée le 9 décembre 2005, qui opère depuis une adresse utilisée par environ 900 autres entités dormantes, selon les documents bancaires issus des « FinCEN Files ». Cette entreprise, dissoute en 2009, est par ailleurs impliquée dans de nombreuses affaires politico-financières. Avec parfois même des cadavres.

Comme Sergueï Magnitski, l’avocat russe torturé puis mort en prison, en 2009, pour avoir dénoncé un vaste scandale d’extorsion et de fraude fiscale. Dans son rapport 2017 sur les sociétés offshore au Royaume-Uni, l’ONG de lutte contre la corruption Transparency International faisait explicitement le lien, rappelant qu’Armut Services a été « utilisée » pour aider à sortir de Russie « 230 millions de dollars dans le scandale de Hermitage Capital qui a coûté la vie au lanceur d’alerte Sergueï Magnitski ».

La pierre tombale de Sergueï Magnitski, dans un cimetière de Moscou. ANDREY SMIRNOV : AFP

« Bande criminelle organisée »

Cofondé en 1996 par Bill Browder, un homme d’affaires américain – il a obtenu la nationalité britannique –, Hermitage Capital Management est l’un des plus grands fonds d’investissement étrangers en Russie. Il gère un portefeuille de 4,5 milliards de dollars investis dans des sociétés pour la plupart publiques. Ses cofondateurs ont longtemps bénéficié de la bienveillance du pouvoir russe, mais les ennuis ont commencé quand Hermitage a réclamé davantage de transparence de la part des entreprises.

Armut Services est une société écran, créée le 9 décembre 2005, qui opère depuis une adresse utilisée par environ 900 autres entités dormantes, selon les documents bancaires issus des « FinCEN Files ».

Le 13 novembre 2005, Bill Browder est refoulé à l’aéroport Cheremetievo de Moscou et renvoyé à Londres. Les autorités russes affirment qu’il constitue une menace pour « la sécurité du pays ». Par la suite, les locaux de l’entreprise sont perquisitionnés. Parmi les pièces saisies figurent les titres de propriété de trois sociétés appartenant à Hermitage. Les dirigeants du fonds découvrent plus tard que les trois entreprises appartiennent désormais à Viktor Marguelov, un ex-prisonnier russe condamné pour homicide et s’occupant d’une société, Pluton, depuis sa sortie de prison. Or « le seul moyen de changer la propriété d’une société russe est d’avoir en mains les sceaux et les originaux des titres de propriété », rappellent à l’époque les experts du fonds au Monde.

Pour les dirigeants d’Hermitage, l’ex-prisonnier aurait donc obtenu ces documents grâce aux autorités russes. Le 21 décembre 2007, le nouveau propriétaire et ses associés introduisent une demande de remboursement auprès du fisc russe de plus de 130 millions de dollars. Une demande aussitôt acceptée. Les dirigeants du fonds engagent des avocats pour sa défense, mais les juristes sont menacés. Ils abandonnent l’affaire et se réfugient à l’étranger. Sergueï Magnitski est le seul qui tient à rester. Il est arrêté lorsqu’il expose clairement la machination : des membres des services de sécurité ont dépouillé Bill Browder de ses sociétés grâce à la perquisition initiale et en employant des prête-noms ; puis, grâce à des complicités au sein du fisc, ils ont extorqué au contribuable russe 230 millions de dollars sous forme de remboursements indus.

L’avocat, privé de médicaments et battu, meurt en 2009 après onze mois de détention provisoire. « Une bande criminelle organisée comprenant des fonctionnaires corrompus serait derrière le meurtre de Magnitski », selon Transparency International. Ce décès suscite un tollé mondial au point que trois ans après sa mort, le congrès americain adopte une « liste Magnitski »,  interdisant de séjour les fonctionnaires russes responsables de la mort du juriste. Mais plutôt que de punir les coupables de la fraude et de la mort de Sergueï Magnitski, l’Etat russe a fait corps en leur offrant des promotions.

Un vétérinaire formé en Russie

Mais quelle relation entretenait le consulat de Russie à Douala avec Armut Services ? Pourquoi aurait-il reçu un paiement par l’intermédiaire d’une entreprise écran ? Jean Marie Tchuissang, consul honoraire de la Fédération de Russie à Douala depuis 2004, a-t-il eu recours à cette coquille vide ? Ce discret diplomate est un vétérinaire formé en Russie. Son épouse d’origine russe, Irina Leonidovna Tchuissang, est vétérinaire comme lui et se présente sur le réseau social Facebook comme la fondatrice de l’école internationale russe Galaxy, située dans un quartier cossu de la capitale économique camerounaise.

« Il est difficile d’imaginer qu’une mission diplomatique reçoive des fonds d’une société écran pour une raison légitime, ce qui renforce très clairement les soupçons sur une probable activité financière illicite à travers cette société écran utilisée pour opacifier les transactions »

Le couple a-t-il eu recours à Armut Services pour ses entreprises spécialisées, entre autres, dans la restauration et le négoce de café et qui valent, d’après de nombreuses sources locales, des dizaines de millions de francs CFA ? Difficile de trouver confirmation. En ce mois d’août, au siège du consulat de Russie à Douala, situé dans le bouillant quartier commercial d’Akwa, nous sommes refoulés par un employé. « Nous sommes en confinement. Nous ne recevons personne, même pas les journalistes », explique-t-il, retranché derrière une vitre. Pourtant, dans les jours qui suivent, le consulat reçoit bien. Plusieurs personnes y entrent. Mais pas de journalistes.

Rencontré le 26 août alors qu’il s’apprête à monter dans un véhicule, Jean Marie Tchuissang fait savoir qu’il est disposé à réagir. Il dit ne pas connaître Armut Services et n’avoir jamais fait d’affaires avec cette société. Sollicité à nouveau, le consul ne donne pas suite aux questions transmises par courrier. L’ambassade de Russie au Cameroun et le département russe des affaires étrangères, à Moscou, contactés eux aussi par Le Monde, ne répondent pas à nos questions.

Pleine confiance du Kremlin

« Il est difficile d’imaginer qu’une mission diplomatique reçoive des fonds d’une société écran pour une raison légitime, ce qui renforce très clairement les soupçons sur une probable activité financière illicite à travers cette société écran utilisée pour opacifier les transactions », observe Hilary Mossberg, directrice politique de l’ONG américaine anticorruption The Sentry. Pour cette ancienne employée du Trésor public, les sociétés écrans anonymes sont souvent utilisées par des « acteurs illicites » afin de dissimuler « leurs profits et blanchir de l’argent ». Mais « il est inhabituel qu’une représentation diplomatique reçoive des paiements d’une société écran, surtout si celle-ci est enregistrée à la même adresse que 900 autres sociétés, notamment en raison du pays où se trouve le consul honoraire et de l’emplacement du consulat », insiste Hilary Mossberg. « Il n’y a tout simplement aucune raison valable pour qu’il reçoive des paiements d’une société écran », conclut-elle, définitive.

Contactée par Le Monde, la Société générale ne souhaite « ni commenter, ni confirmer, ni infirmer l’identité de ses clients ou d’éventuelles transactions financières ». Le groupe tient seulement à préciser que la lutte contre le blanchiment d’argent est pour lui une « priorité absolue ».

Malgré ces interrogations persistantes, Jean Marie Tchuissang et son épouse bénéficient de la pleine confiance du Kremlin. En janvier 2013, le consul a reçu la médaille Pouchkine, une distinction honorifique attribuée aux citoyens qui s’illustrent dans les domaines de l’éducation, de la littérature, des sciences humaines, des arts et de la culture. L’ambassadeur de Russie au Cameroun a même fait le déplacement pour l’occasion. De son côté, Irina Leonidovna Tchuissang gère un programme destiné aux étudiants camerounais désireux de poursuivre leur formation en Russie. Un couple qui partage donc son temps entre diplomatie et business.

Cet article a été publié sur le site du journal Le Monde